Le marché de dupes : comment la guerre des prix et l’inertie détruisent l’économie et le bien-être

REFLEXION – Il existe des marchés où les prix semblent ne répondre à aucune logique. Pas parce qu’ils sont trop chers, contrairement à ce que la plupart des gens pensent. Mais parce qu’ils sont anormalement bas. Trop bas pour être durables. Trop bas pour être justes. Et pourtant, les entreprises tiennent. Elles vivotent. Elles survivent, à défaut de vivre. Ce paradoxe qu’on peut observer dans de nombreux secteurs allant du commerce aux services en passant par la restauration mais aussi chez les Freelances mérite un nom, que je vais appeler ici : 👉 le marché de dupes.

🧩 Comment en est-on arrivé là ?

Plusieurs mécanismes contribuent à ce déséquilibre invisible mais profond :

🎭 1. Les entreprises zombies

Des structures qui ne dégagent pas ou peu de bénéfices, mais qui survivent :

  • grâce à l’endettement,

  • à la persistance du dirigeant,

  • ou à une forme d’habitude / de routine et d’adaptation à l’abaissement du niveau de vie.

On a typiquement ce genre de cas dans la restauration, qui est un secteur à deux vitesses : d’un côté les restaurants premium destinés à une certaine élite, et de l’autre côté tous les autres restaurants.

Et dans le marché occupé par ce que j’appelle vulgairement les « autres restaurants », le consommateur fait son choix selon un subtil équilibre entre prix accessibles et popularité (sur les réseaux sociaux), avec une concentration panurgique de la clientèle sur certaines enseignes et des effets de mode éphémères.

Je ne vais pas parler ici des exceptions (les enseignes qui arrivent à pratiquer des prix accessibles), ni des enseignes qui peuvent se permettre d’imposer le « vrai » prix grâce à leur positionnement premium. Je vais me concentrer sur tous les autres acteurs, dont seule condition pour survivre est de s’aligner sur le voisin, avec des prix fixés de façon hasardeuses, souvent trop bas pour soutenir les charges, le coût du travail, et au-delà de ça, le coût humain. Car au-delà de la simple logique financière, la plupart des artisans, commerçants et certains free-lances ne sont en réalité pas ou peu rentables tout en travaillant tout le temps, ce qui représente un coût humain à payer, comme par exemple le fait que ces personnes consomment très peu, et qu’elles s’exposent en plus à des problèmes de santé.

Sur le plan purement comptable, les économistes parlent en général d’entreprises zombies. Elles faussent la concurrence en pratiquant des prix que d’autres ne peuvent pas se permettre, simplement parce que dans le cas qui nous intéresse ici, elles sont encore peu expérimentées, elles vivent sur les capitaux propres, souvent sur l’endettement, en attendant un miracle.

Elles se retrouvent ainsi engluées dans une stratégie commerciale imposée par le marché, et entraînent dans la faillite les plus anciens, avant de connaître elles-mêmes le même sort, quelques années plus tard.

🧮 2. Au départ, une mauvaise fixation des prix

Beaucoup d’entrepreneurs débutants ou isolés sous-estiment :

  • leurs charges,

  • leur temps de travail,

  • les coûts futurs ou cachés.

Le résultat ? Des prix « acceptables » pour le marché, mais intenables pour eux.

🚪 3. L’inertie comme prison

Souvent, il est plus difficile d’arrêter que de continuer à « vivoter » :

  • on espère que demain sera mieux,

  • on a peur de tout perdre,

  • on a des salariés ou une famille à nourrir.

Alors on reste. On s’épuise. Et on alimente un marché faussé par l’inertie, qui peut nous permettre de survivre parfois plusieurs années.

💥 Mais qui paie le vrai prix ?

Au même titre que ce qui est gratuit n’existe pas (et celui qui consomme quelque chose de gratuit sur la durée paie en réalité ce produit autrement sans en être conscient), un produit dont le prix est anormalement bas a un coût final, et il y en a qui devront tôt ou tard passer à la caisse. En effet, la réalité, c’est que le coût est déplacé ailleurs, soit géographiquement (esclavage moderne), soit dans le temps (VTC).

Et parmi les perdants de la guerre des prix bas, on retrouve l’entrepreneur qui se sacrifie, les salariés qui finissent un jour ou l’autre par devoir changer de travail, et plus globalement la société, qui ne vit que par l’endettement, et qui s’expose finalement à la perte de sa souveraineté, si l’on réfléchit d’un point de vue macro.

👨‍💼 L’entrepreneur

C’est lui qui paie physiquement, mentalement, émotionnellement. En effet, c’est souvent lui qui finit :

  • ruiné,

  • épuisé nerveusement,

  • parfois isolé ou en dépression,

  • incapable de subvenir aux besoins de sa famille.

On romantise trop souvent « le courage des indépendants », mais on oublie à quel point ce modèle peut être destructeur quand il est déséquilibré. Et c’est en ce moment, malheureusement, le lot de beaucoup de commerçants, d’artisans, d’entrepreneurs qui sont sacrifié sur l’autel de l’endettement excessif, de l’individualisation des styles de vie et de l’abaissement du niveau de vie, notamment en Europe de l’Ouest.

🧍‍♂️ Les salariés et la société

Quand les petits commerçants ferment, que les artisans s’effondrent, que les indépendants baissent les bras, ce sont les territoires entiers qui se désertifient.

Et dans le même temps, les populations s’appauvrissent, les classes moyennes s’effritent, et on entend de plus en plus :

« Tout est trop cher aujourd’hui. »

Mais trop cher pour qui ? Et par rapport à quoi ? Souvent, ce n’est pas que c’est devenu trop cher, mais que les anciens prix n’étaient pas réalistes d’une part, et qu’il y a en réalité un transfert des richesses d’autre part vers d’autres continents qui sont déjà à des années-lumières en terme d’innovation et de progrès.

Alors certes, dans certains pays, cela s’est fait au prix d’un sacrifice de plusieurs générations, mais il y a un juste milieu entre redorer le blason de la valeur « Travail », et chercher à en faire le moins possible tout en repoussant l’échéance sur les générations futures.

🌀 Le grand malentendu

Au niveau local, le consommateur – qui est un agent économique et qui cherche donc à maximiser son utilité – pense que le commerçant ou l’indépendant « exagère ». L’entrepreneur pense que c’est lui qui ne sait pas faire. Les politiques croient que « le marché s’autorégulera ».

Et chacun continue à jouer ce jeu de dupes, dans un système où tout le monde perd à long terme.

D’ailleurs, la paupérisation et la desertification des centre-villes n’entraîne pas que des drames familiaux et sociétaux, elle pose également la question de la société dans laquelle on souhaite vivre.

En digitalisant tout à outrance, et en réduisant l’être humain à un individu seul et isolé, se pose la question du niveau de bonheur de l’être humain. L’anéantissement du tissu social et économique est susceptible de créer des « individus zombies », sans objectif, sans passion et bien évidemment dépourvus de rencontres amicales et amoureuses, ce qui est pourtant l’une des raisons d’être de l’être humain.

Evidemment, je ne dis pas qu’il faut élever tous les prix, et plonger davantage le consommateur dans l’embarras et l’impossibilité de consommer. Je dis juste que si tout est a priori cher du point de vue des consommateurs, ces derniers doivent se poser la question de façon collégiale – et donc démocratique – sur les véritables raisons de l’inflation, et ne pas forcément accuser les commerçants, qui sont les premières victimes de la cherté de la vie.

🧠 Appel à la réflexion

Ce phénomène n’est pas une fatalité. Mais il mérite qu’on le reconnaisse. Qu’on en parle. Qu’on en fasse un sujet de société, pas juste un problème de gestion ou de stratégie.

👉 Est-ce qu’on veut vraiment des marchés où :

  • les prix sont bas mais les gens s’épuisent en faisant des produis ou en fournissant des services de moins en moins qualitatifs ?

  • les consommateurs « profitent » à court terme, mais perdent des services à long terme ?

  • les entreprises vivent dans la peur, l’endettement ou l’illusion ?

Peut-on imaginer :

  • des prix plus justes, qui reflètent la vraie valeur du travail ?

  • des politiques publiques qui favorisent l’équilibre, l’allègement des charges, l’accès facile au travail plutôt que la précarité entretenue par un système à bout de souffle ?

  • une culture économique plus saine, où l’on valorise la qualité, la pérennité, l’humain ?

✒️ Un marché de dupes

Je propose de nommer ce phénomène ainsi :
👉 Un système où tout le monde pense jouer juste,
👉 mais où chacun est dupé par les mécanismes mêmes du marché.

Ce jeu de dupes se caractérise par des marchés entiers où la rentabilité moyenne est faible et où la sélection naturelle est très lente. Cela favorise la stagnation, empêche l’innovation, et produit des prix durablement bas mais malsains. Ce n’est ni un équilibre efficient, ni un bon signal pour les entrants.

En attendant, les bailleurs profitent de cette inertie pour plumer les locataires jusqu’à l’os sans être solidaires de la conjoncture économique, et en se disant qu’il y aura toujours un remplaçant, et cela sans comprendre qu’à terme, ce sont eux qui pourraient être concernés car ils risquent de ne plus trouver personne pour louer leurs locaux.

Le vrai courage, ce n’est pas de survivre. C’est de construire un système où l’on peut vivre — et bien vivre — de ce qu’on propose. Ce qui revient finalement à remettre d’un côté la « valeur Travail » au centre de l’échiquier politique, et de l’autre côté à chercher à mesurer et améliorer le niveau de bonheur via un indicateur comme le Bonheur National Brut, plutôt que des indicateurs exclusivement économiques comme le PIB. D’ailleurs, ça peut sembler contre-intuitif et pourtant, travail reconnu et bonheur vont souvent de pair.

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