La guerre des prix et les pratiques de prédation par les prix sont des phénomènes bien connus dans divers secteurs économiques, et le secteur de la restauration n’y échappe pas.
Ces stratégies, bien que potentiellement avantageuses à court terme pour les consommateurs, peuvent avoir des répercussions significatives aussi bien sur le marché, la compétitivité et la diversité des offres disponibles.
Donc en d’autres termes, ces phénomènes peuvent non seulement affecter au long cours les entreprises, mais aussi les consommateurs, en réduisant la diversité de l’offre, en affectant la créativité qui est le fruit de l’émulation et de la compétition, et en entraînant à la fin une hausse des prix réactionnelle.
C’est justement ce que nous allons voir dans cet article au sein duquel je réfléchis sur ces mécanismes, les motivations et les conséquences de ces pratiques notamment dans le secteur de la restauration, englobant les restaurants, cafés, ainsi que les concepts de street food et les cantines du midi.
Tout d’abord, définissons ce que sont la guerre des prix ainsi que les prix prédateurs, qui sont deux mécanismes connus en économie, avant d’introduire d’autres notions plus ou moins hypothétiques qui sont le fruit de ma réflexion, et qui selon moi pourraient également influencer un marché en mal, à savoir :
- le prix d’acceptabilité ;
- la baisse de la valeur perçue ;
- la survivance artificielle par endettement ;
- et la fixation irrationnelle des prix par méconnaissance du métier.
La guerre des Prix
Définition : La guerre des prix se réfère à une compétition intense où les entreprises réduisent continuellement leurs prix pour attirer les clients, éliminer la concurrence, augmenter leurs parts de marché.
Cela se fait parfois au détriment de leurs marges, et cela se manifeste par des réductions de prix, des promotions fréquentes, ou des offres spéciales.
Typiquement, ça peut être les offres BOGOFF en livraison suggérées par les marketplaces, les promotions proposées par les plateformes de réservation de restaurants par exemple afin d’être mis en avant, mais aussi de façon indirecte les posts sponsorisés et autres moyens payants de contrecarrer les algorithmes et passer devant les concurrents.
Tout cela réduit la marge comme une peau de chagrin, et pour rester compétitif, les autres concurrents n’ont malheureusement pas d’autre choix que de s’aligner sur les prix et les offres proposées par leurs compétiteurs, ce qui amène à une guerre des prix collectivement quasi-suicidaire.
Le « faux » prix compétitif devient alors la nouvelle norme de prix, jusqu’à ce qu’un acteur décide de proposer une offre encore plus agressive, ce qui continue d’abaisser le prix, pour le plus grand plaisir court-termiste du consommateur.
La prédation par les prix
Définition : Les prix prédateurs sont une stratégie où une entreprise fixe ses prix en-dessous du coût de production pour évincer les concurrents du marché. Une fois la concurrence éliminée, l’entreprise peut alors augmenter ses prix pour maximiser ses profits, puisqu’elle se retrouve en situation de monopole, de duopole ou d’oligopole.
Dans le secteur de la restauration, cela peut se traduire par des offres extrêmement basses sur certains plats ou boissons, souvent impossibles à soutenir à long terme sans pertes financières significatives. Les grandes chaînes de restauration rapide peuvent être amenés à pratiquer ce genre de stratégie pour évincer un concurrent ou réduire ses parts de marché, et on a également vu cela dans la food delivery chez les marketplaces mais aussi dans les entreprises de transports de personnes (VTC).
Une fois la concurrence éliminée, l’acteur ou les acteurs principaux finissent par s’entendre de façon plus ou moins conscience sur des prix beaucoup plus élevés, au grand dam du consommateur qui aura profité de faux prix ou de codes promos à profusion lors de la période d’instabilité concurrentielle.
Le prix d’acceptabilité
Cette troisième notion, en partie héritée des deux précédentes, se définit comme le prix psychologiquement acceptable que le consommateur est prêt à payer pour un produit donné. C’est donc une notion qui est liée à la valeur perçue du produit ou du service.
Dans un contexte de guerre des prix et/ou de prix prédateurs, le consommateur pense que le faux prix est la norme, et il s’adapte donc à cette norme. Dès lors, tout acteur qui tenterait de rectifier le prix afin de rentrer dans ses frais, se verra taxé de « trop cher », voire de mal intentionné, ou encore de produit faussement premium.
Ce qui nous amène à la valeur perçue d’un produit, versus sa valeur réelle.
La baisse de la valeur perçue d’un produit
Un restaurant est composé d’une partie liée au service, et d’une partie liée à la nourriture. Le tout comprend également une dimension liée au positionnement marketing, à la position géographique, à l’espace alloué à la salle, etc…
Or, un sandwich contenant du bœuf ou du filet de poulet avec des légumes aura quasiment le même coût de revient qu’une assiette contenant contenant les mêmes produits. Sauf que le client final pourrait percevoir l’assiette comme beaucoup plus valorisante, donc son prix d’acceptabilité sera bien plus élastique.
Dans le même esprit, une pinte de bière aura parfois la même valeur perçue, qu’elle soit servie au bar sans lavage préalable des verres, sans service, avec un temps d’attente élevé et une qualité discutable, qu’une bière brassée sur place, servie à table, par un serveur formé, etc… Pourtant, le consommateur final pourrait être refroidi par un prix plus élevé pour ce qu’il considère être le même produit.
Dès lors, il y a un enjeu lié à l’expérience et à la façon de faire comprendre au client pourquoi tel sandwich coûte aussi cher qu’un plat, ou pourquoi ce verre coûte plus cher à cet endroit qu’à un autre.
Ainsi, dans un contexte où le faux prix devient la norme, il devient particulièrement difficile pour un commerce dont le produit brut ainsi que sa transformation coûtent cher, de s’aligner sur les prix des commerces dont le food cost coûte beaucoup moins cher. Et si le lieu qui a un food cost très peu élevé propose du service, à des prix faux ou en tous cas très peu élevés, le commerce « qualitatif » (à mettre entre guillemets, car cela est parfois question de point de vue) finira forcément par fermer, ce qui entraîne là aussi une diminution de la diversité de l’offre, au détriment du consommateur.
Enfin, une dernière hypothèse pourrait expliquer à quel point un marché peut être affecté et entraîner une banqueroute de beaucoup de ces acteurs, c’est la survivance artificielle, qui est plus que jamais d’actualité avec les divers endettements bancaires réalisés après 2020.
La survivance artificielle par endettement
J’émets ici l’hypothèse que bon nombre d’entreprises vivotent par endettement, ce qui permet certes de diversifier l’offre et d’émuler un marché, mais qui a le désavantage d’entraîner une compétition ardue sur une base financière et économique qui serait chimérique. Et cela peut aussi bien concerner les entreprises dopées aux fonds d’investissements, que les TPE endettées qui survivraient par effet d’inertie.
Ainsi, dans un contexte de guerre des prix, on peut imaginer qu’un certain nombre de très petites entreprises et d’indépendants pratiquent des prix agressifs basés eux-mêmes sur des faux prix initiaux, « en attendant des jours meilleurs », afin de convaincre le client final de consommer leurs produits, et cela sans être rentable, en vivotant ainsi plusieurs années aussi bien sur l’endettement que sur le sacrifice personnel (temps de travail, pas de vie privée, etc…).
Ce phénomène pourrait entraîner d’autres acteurs à faire de même afin de rester aligner sur le prix du marché, ce qui créerait donc un cercle vicieux menant à des faillites en cascade, aussi bien pour les entreprises « zombie » que pour les entreprises qui pratiqueraient le « vrai » prix basé sur un coût de revient calculé, sur le paiement en temps et en heure de leurs charges, et sur le respect à minima du droit social, au mieux de l’aspect équitable de leur approvisionnement. En effet, ces entreprises qu’on considèrerait dans cette réflexion comme des entreprises « carrées », pour parler vulgairement, ne seraient en fait plus compétitives.
Un dernier facteur peut venir influencer en mal un marché économique comme celui de la restauration, et c’est probablement le facteur le plus sous-estimé par la plupart des entrepreneurs qui souhaiteraient se lancer dans un tel secteur, c’est la fixation des prix hasardeuse par les acteurs économiques, pour une raison insoupçonnée : l’ignorance.
La fixation irrationnelle des prix par méconnaissance
Lorsqu’un nouvel entrant démarre son activité, a fortiori une TPE, il y a de fortes raisons de croire que la fixation de ses prix soit hasardeuse. La première raison est bien sûr liée au fait qu’il s’agit d’un nouvel entrant qui souhaite donc attaquer un marché en proposant des prix agressifs pour commencer, quitte à rectifier plus tard, et la seconde raison est liée à sa méconnaissance du marché, des coûts cachés, et du sacrifice que peut représenter telle ou telle activité.
Typiquement, un restaurant fraîchement installé peut pratiquer un prix trop bas sans savoir qu’il ne rentrera pas dans ses frais, et en se disant qu’il verra plus tard. Cela dure des années, l’entreprise vivote par endettement ou par sacrifice personnel en étant plus ou moins rentable, et l’entrepreneur finit par arrêter son activité soit parce que celle-ci n’est pas rentable, soit le plus souvent parce qu’elle n’est pas assez rentable pour que l’entrepreneur puisse mener une vie personnelle normale.
Entretemps, d’autres nouveaux entrants ont fait de même, se sont alignés sur les mêmes prix, et les entreprises « zombies » se suivent et se ressemblent dans une sorte de Ponzi généralisé, avec pour la majorité d’entres elles, le même destin funeste.
Dans ce cas précis, le consommateur peut effectivement y gagner, car il profite sans le savoir de prix bas (objectivement bas en regard des règles de rentabilité, je ne parle pas ici de pouvoir d’achat du consommateur), et qui peuvent être maintenus uniquement parce que de nouveaux entrants perpétuent ces prix au prix (c’est le cas de le dire) d’une cessation d’activité à terme, et d’un sacrifice personnel sur plusieurs années.
Des questions d’ordre moral et éthique se posent alors quant à savoir s’il est bon de consommer les produits ou les services d’entreprises qui interprèteraient le droit social à leur façon, qui trouveraient des moyens de payer moins de cotisations, ou qui s’approvisionneraient avec des produits dont la fabrication n’est pas très équitable.
Je parle de tout cela froidement, mais certains choix opérés par le consommateur sont bien évidemment compréhensibles et dépendants de son pouvoir d’achat, et de bien d’autres facteurs liés à la réalité économique.
Conséquences des faux prix
Pour les Consommateurs :
- Avantages : À court terme, les consommateurs bénéficient de prix plus bas, ce qui augmente leur pouvoir d’achat et leur accès à une variété de produits et services à moindre coût. On l’a vu notamment au lancement des marketplaces de food delivery.
- Inconvénients : À long terme, si la concurrence est éliminée, les prix peuvent augmenter de manière significative, réduisant ainsi les avantages pour les consommateurs. On l’a vu notamment lorsque les restaurants ont rectifié leurs prix de vente sur les plateformes, en prenant en compte la commission de la marketplace.
Pour les Entreprises :
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- Petites Entreprises : Les petites entreprises souffrent souvent le plus, car elles n’ont pas les mêmes ressources financières que les grandes chaînes pour soutenir des prix bas sur une longue période.
- Grandes Entreprises : Les grandes chaînes peuvent tirer parti de leur capacité à absorber des pertes à court terme, mais elles risquent également de voir leurs marges bénéficiaires diminuer durablement.
- Pour le Marché :
- Concentration du Marché : Une guerre des prix prolongée peut conduire à une concentration accrue du marché, où quelques grandes entreprises dominent, réduisant ainsi la diversité et l’innovation.
- Barrières à l’Entrée : Les nouvelles entreprises peuvent être découragées d’entrer sur le marché en raison de la difficulté de concurrencer des prix artificiellement bas.
Stratégies d’Adaptation
Alors comment faire face à ce que j’appelle les « faux » prix lorsqu’on est un entrepreneur ? La tâche est franchement très compliquée. Voici quelques pistes communément admises :
- Différenciation : Plutôt que de rivaliser sur les prix, les entreprises peuvent se concentrer sur la différenciation de leur offre, en mettant en avant la qualité, l’expérience client, ou des produits uniques. On revient ici au concept de valeur perçue, qu’il faut pouvoir améliorer. Gare néanmoins à l’effet de rejet des offres jugées comme étant « snobs », de plus en plus mal vues dans le contexte actuel de crise économique.
- Fidélisation de la Clientèle : En créant des programmes de fidélité et en offrant un service clientèle exceptionnel, les entreprises peuvent encourager la fidélité à long terme, réduisant ainsi la sensibilité des clients aux prix. Il s’agit donc de concentrer une grosse partie des efforts sur l’expérience client, sur la qualité du produit, et sur le contrôle de la chaîne de valeur. Ainsi, pour un café par exemple, un client sera plus enclin à revenir consommer à un même endroit même s’il paie plus cher qu’ailleurs s’il garde un bon souvenir de l’expérience, de l’accueil jusqu’au moment de payer.
- Innovation : L’innovation dans les menus, les méthodes de service, l’utilisation de la technologie, les économies d’échelle, l’utilisation de machines de production, la négociation avec les fournisseurs, le moyen de monitorer en permanence ses coûts, etc… Tout cela peut permettre des avantages concurrentiels et des optimisations internes sans avoir à baisser les prix, ou en les baissant un peu si besoin, si on parvient à rogner sur les coûts, notamment les coûts cachés.
Conclusion
La guerre des prix, la prédation par les prix, la valeur perçue en berne, le vivotage par sacrifice et endettement et la fixation hasardeuse des prix sont autant de facteurs qui peuvent affecter plusieurs secteurs de biens et services, et notamment celui de la restauration.
Ils peuvent certes offrir des avantages à court terme aux consommateurs, mais ils comportent également des risques significatifs pour la diversité, la santé du marché, le maintien de l’emploi et le maintien de prix finalement cohérents.
En tant qu’entrepreneur, il serait bon de réfléchir attentivement aux stratégies de prix, en équilibrant l’attrait de prix bas avec la nécessité de maintenir des marges bénéficiaires et d’assurer une concurrence équitable. Et il y a sur ce sujet, à mon sens, un vrai travail collectif à faire.
Dans un contexte particulièrement difficile et agressif comme celui que nous vivons depuis plusieurs années, particulièrement dans la restauration où aucune formation n’est nécessaire ni exigée pour se lancer, il existe quelques stratégies d’adaptation, comme celles que j’ai pu énoncer ici, mais elles restent de simples réflexions qui méritent encore qu’on s’y penche, et qui ne sont pas forcément la panacée.
Parmi elles, on trouve notamment la différenciation et l’innovation, qui peuvent offrir des voies alternatives pour réussir dans un marché compétitif sans recourir à des pratiques destructrices, mais aussi la communication afin d’améliorer la valeur perçue du produit ou du service, la formation en gestion à destination de l’entrepreneur, la formation des équipes pour les sensibiliser à la fois à la gestion mais aussi pour améliorer l’expérience client, et enfin la chasse au coûts cachés ou dispensables.